Chambre 212
Tous les hommes de sa vie
Après vingt ans de vie commune, Maria et Richard se disputent lorsqu'il découvre un SMS de son amant. Elle se réfugie dans l'hôtel d'en face, avec vue sur leur appartement. Alors qu'elle réfléchit sur leur avenir, elle le retrouve dans son lit, plus jeune de 25 ans. D'autres amants vont défiler, mais aussi Irene Haffner, l'autre grand amour de Richard... Christophe Honoré signe une des plus belles œuvres découvertes au Festival de Cannes cette année, qui a permis à Chiara Mastroianni de remporter le prix d'interprétation de la section Un Certain Regard. Elle est magistrale en femme assumant ses désirs, sans s'embarrasser des regards extérieurs. Les anicroches avec les deux versions de son mari, le jeune (Vincent Lacoste) et le quinquagénaire (Benjamin Biolay, son ex dans la vie) sont savoureuses. Camille Cottin varie les registres en prof de piano, lointaine passion de Richard lorsqu'il était adolescent. Un huis-clos existentiel intime, mis en scène presque comme au théâtre mais jamais figé, grâce à ses trouvailles visuelles et ses dialogues brillants. Aussi ludique dans son exécution que profond dans ce qu'il dit sur l'amour qui s'efface et le temps qui passe inexorablement.
Joker
Naissance d'un fou
Arthur Fleck habite avec sa mère dans un appartement miteux. Incapable de percer comme humoriste, il gagne sa vie en faisant le clown dans la rue. Maltraité de toutes parts, il peine à contenir la violence qui couve en lui... Fait unique, ce film centré sur un personnage de comic-book a remporté le Lion d'or à Venise et Joaquin Phoenix a de grandes chances d'obtenir l'Oscar pour sa performance intense. Son rire, qui vient en contrepoint de sa tristesse ou de ses colères, est un symptôme de sa condition mentale. Il participe grandement au malaise éprouvé face à cette plongée sans retenue dans l'âme désespérée d'un homme qui embrasse sa folie glaçante. Todd Phillips, jusque-là reconnu pour ses comédies («Very Bad Trip»), s'offre un «Taxi Driver» sous influence de Martin Scorsese. En faisant de la ville un personnage aussi central, il assume la dimension nihiliste de son propos, souligné par une lutte des classes sous-jacente, une approche audacieuse, loin d'un récit vaguement sombre sur l'origine de l'ennemi juré de Batman. Une des sensations les plus fortes vécues au cinéma cette année, à ne pas mettre sous tous les yeux, tant sa violence psychologique ultra réaliste est dérangeante.
Alice et le maire
Où sont les idées ?
Paul Théraneau, le maire socialiste de Lyon, est désemparé. Après trente années de métier, il n'arrive plus à penser. Pour faire face à une crise qu'ils espèrent passagère, ses conseillers trouvent la perle rare en Alice Heimann, engagée pour stimuler son esprit. Leurs échanges se déroulent alors que les activités de l'édile se poursuivent... Comme dans «Le Grand jeu», Nicolas Pariser dépeint un corps politique au cynisme effarant et témoigne de la brutalité d'un milieu déconnecté de la réalité, jusqu'à l'abus de jargons incompréhensibles. Fabrice Luchini, plutôt sobre, ne singe pas Gérard Collomb, modèle lointain de cet élu présent depuis trop longtemps. Ses échanges avec Anaïs Demoustier, excellente fausse candide, permettent de cerner leur rapport au monde qui ne se rejoint pas toujours. Leur ping-pong oral permanent souligne une curiosité constante de l'autre, malgré des aspirations parfois éloignées. Sans glisser dans le registre du «tous pourris», Nicolas Pariser charge ceux qui nous gouvernent, perdus entre des ambitions démesurées et une incapacité à se remettre en cause. Un film intelligent, néanmoins desservi par une réflexion politique plus limitée qu'en apparence.
Gemini Man
Deux Will Smith sinon rien
Henry Brogan, tueur professionnel pour le gouvernement, décide de raccrocher après un contrat qui a failli mal tourner. Lorsqu'il apprend qu'il a été manipulé, il enquête, ce qui n'est pas du goût de Clay Verris, le patron de Gemini, société qui développe dans le plus grand secret des expérimentations inquiétantes. Pour se débarrasser de son ancien ami, il envoie à ses trousses un jeune agent qui n'est autre que son double en plus jeune... L'intrigue est pour le moins basique, voire franchement convenue. Pourtant, le spectacle est entier grâce à la technologie inédite employée par Ang Lee pour filmer Will Smith et son clone joué presque par lui-même, en réalité entièrement recréé par ordinateur. Ils interagissent à plusieurs reprises dans le même cadre et l'illusion est parfaite grâce à un tournage en 4K et 3D, à 120 images par seconde, ce qui est une première. Un film à éviter en 2D car l'image risque d'être bien terne dans de mauvaises conditions techniques, or le plaisir vient essentiellement de cette sensation d'immersion au plus près des combats au corps à corps, tel un reportage pris sur le vif. Une séquence de poursuite en moto dantesque à Carthagène est l'un des nombreux clous de ce divertissement d'action échevelé, rencontre habile d'un cinoche à l'ancienne et d'une modernité rigoureuse. De la science-fiction parfois plombée par une morale rassurante mais qui mérite d'être découvert sur grand écran.
J'irai où tu iras
Les sœurs fâchées
Mina est thérapeute pour personnes âgées atteintes de troubles de mémoire. Elle est brouillée avec sa sœur Vali qui rêve d'être chanteuse, mais son seul titre de gloire est d'avoir participé à la Star Academy 4. Lorsqu'elle doit se rendre à Paris pour passer une audition afin de devenir choriste sur la prochaine tournée de Céline Dion, Mina l'accompagne sans lui dire que leur père est atteint d'un cancer... Dix ans après «Tout ce qui brille», Géraldine Nakache retrouve Leïla Bekhti devant et derrière la caméra pour cette comédie mélancolique sur deux sœurs qui ne savent plus se parler. Celle qui soigne des inconnus manque d'empathie envers son aînée qui souffre de ses échecs professionnels et sentimentaux. Les deux actrices se complètent, la première avec une énergie qui ne cache pas les vagues à l'âme et sa cadette froide en apparence mais autant à fleur de peau. En papa poule débordant d'affection, Patrick Timsit fait preuve d'une sensibilité rarement exploitée. Il est émouvant en blagueur compulsif, débordant d'affection pour ses filles et ceux qui croisent son chemin. Un portrait sympathique de deux filles d'aujourd'hui avec leurs espoirs et leurs désillusions.
Au nom de la terre
Attention, agriculteur en danger
1979. Pierre Jarjeau rachète à son père la ferme familiale.
1996. L'exploitation s'est agrandie, sa femme Claire et lui ont eu deux enfants. Le poids des dettes pèse sur leur moral et Pierre s’épuise pour faire tourner son exploitation. Le carton final rappelle que chaque jour en France, un agriculteur se suicide. Le réalisateur Edouard Bergeon raconte une histoire tragique et hélas bien réelle, celle de son père dont il retrace fidèlement la lente dérive. Il montre dans un premier temps la fierté du métier et une famille en harmonie malgré les difficultés croissantes. Lorsqu'un incendie détruit une grande partie de ses installations, il sombre dans une dépression profonde, malgré le soutien de ses proches, sauf celui de son père, critique sur sa gestion de l'entreprise familiale, Pour sa première fiction après des reportages et documentaires pour la télévision, Edouard Bergeon construit une œuvre de cinéma d'une intensité implacable, sans concession, en évitant de se montrer complaisant. Guillaume Canet est intense en paysan dévoué à sa tâche puis lorsqu'il touche le fond. Il donne un visage à ceux qui ont souffert hier et à ceux qui s'épuisent aujourd'hui.
Pascal LE DUFF